Sorti chez Fayard
2005
Livre offert
P29 " ... Le mot "utopie" vient du fond des siècles.
Chancelier d'Angleterre, ami d'Erasme et des maîtres de la renaissance, Thomas More fut décapité le 6 juillet 1535. Son principal crime ? Chrétien convaincu, il avait publié un livre radicalement critique à l'égard de l'Angleterre inégalitaire et injuste du roi Henri VII.
Son titre : De optimo Republicae statu de que Nova Insula Utopia.
Avant lui, Joachim de Flore et les 1ers franciscains, Giordano Bruno et ses disciples avaient luttés pour une humanité réconciliée sous l'emprise du ius gentium et du droit inaliénable de tous les hommes à la sécurité de leur personne, au bonheur et à la vie.
Au centre de toutes les prédications, de tous les livres, de tous les préceptes mis en forme par Joachim de Flore, Giordano Bruno et Thomas More, il y a le droit de l'homme au bonheur.
C'est ainsi qu'à partir du substantif grec topos ( le lieu ) et du préfixe U ( préfixe de la négation ) More avait inventé un néologisme: U-topia. Le Non-lieu. Ou plus précisément: le lieu, le monde qui n'existe pas encore.
L'utopie est le désir du tout autre. elle désigne ce qui nous manque dans notre vie sur terre. Elle embrasse la " justice exigible ". Elle exprime la liberté, la solidarité, le bonheur partagé dont la conscience humaine anticipe l'avènement et les contours. Ce qui manque, ce désir, cette utopie constitue la source la plus infime de toute action humaine en faveur de la justice sociale planétaire.
Sans cette justice, aucun bonheur n'est possible pour aucun d'entre nous.
Mais si l'utopie est _ avec la honte _ la force la plus puissante, elle est aussi la plus mystérieuse de l'histoire. Comment fonctionne-t-elle ?
Esnst Bloch répond: " [...] Le moindre désir que nous portons en nous est un repère significatif. Nous ne souffririons pas autant de nos insuffisances si quelque chose en nous ne nous stimulait pas. S'il n'y avait pas ces voix qui, au plus profond de nous-même, cherchent à nous guider et à nous faire aller au-delà de ce qui touche à notre corps et au monde existant autour de nous. [...] Nous pouvons aussi sentir les choses à la manière des enfants et espérer que la boite fermée à clé et qui renferme le secret de nos origines s'ouvrira un jour... Ce que nous voyons ici en action est la vaste masse inachevée des tendances volontaires et perceptrices, force irrépressible des désirs, véritable esprit de l'âme utopique à l'oeuvre. "
L'homme est essentiellement un être non fini. L'utopie habite son être le plus intime. Toujours Bloch: " Au moment de sa mort, chacun de nous aurait besoin de beaucoup plus de sa vie encore pour en terminer avec la vie. "
Ce surplus de vie, nous ne l'aurons évidemment pas sur cette terre. Que nous reste-t-il donc à faire ? Nous en remettre à l'utopie. Ou, plus précisément, nous en remettre au désir du tout autre qui habitera chacun de ceux qui viendront après nous.
Bloch: " Au moment de notre agonie, que nous le voulions ou non, nous devons nous remettre _ c'est-à-dire remettre notre moi _ aux autres, aux survivants, à ceux, et ils sont des milliards, qui viennent après nous parce qu'eux et eux seuls pourront achever notre vie non finie. "
Un paradoxe gouverne l'utopie: elle commande une pratique politique, sociale,intellectuelle immanente. Elle donne naissance à des mouvements sociaux et à des oeuvres philosophiques. Elle oriente des combats d'individus concrets. Et, en même temps, elle n'acquiert sa réalité qu'au-delà de l'horizon du sujet agissant.
Jorge Luis Borges dit ce paradoxe: " L'utopie n'est visible qu'à l'oeil intérieur. "
Paradoxe doublement paradoxal: Borges était aveugle. Son texte porte le titre: "... Avec des yeux largement fermés. "
L'utopie est une force dévastatrice, mais personne ne la voit. Elle est historique parce qu'elle fait l'histoire. " Le temps, dit Borges, est la substance dont je suis fait [...]. Le temps est un fleuve qui m'emporte, mais je suis ce fleuve. "
Henri Lefebvre a publié son fameux livre "Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume de l'ombre", au milieu des années 1970. Un journaliste de Radio France l'interroge: " Je ne voudrais pas vous vexer... mais on m'a dit que vous êtes un utopiste... " Et Lefebvre de répondre: " Au contraire... vous m'honorez... je revendique cette qualité... Ceux qui pensent arrêter leur regard sur l'horizon et se bornent à regarder ce qu'on voit, ceux qui revendiquent le pragmatisme et tentent de faire seulement avec ce qu'on a, n'ont aucune chance de changer le monde... Seuls ceux qui regardent vers ce qu'on ne voit pas, ceux qui regardent au-delà de l'horizon sont réalistes. Ceux-là ont une chance de changer le monde... L'utopie c'est ce qui est au-delà de l'horizon... Notre raison analitique sait avec précision ce que nous ne voulons pas, ce qu'il faut absolument changer... Mais ce qui doit venir, ce que nous voulons, le monde totalement autre, nouveau, seul notre regard intérieur, seule l'utopie en nous, nous le montrent. "
Et plus loin: " ... La raison analitique est un carcan... L'utopie est le bélier. "
Devant le membres du comité de salut public de Paris qui seront ses juges, Saint Just s'écrie: "Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle. On pourra me persécuter et faire taire cette poussière. Mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. "
Le lendemain, 27 juillet 1794, Saint Just montait sur l'échafaud de la place de la Concorde ( place de la Révolution à l'époque ), à Paris.
Difficile de ranger parmi les héros triomphants les porteurs d'utopie. Ils sont plus familiers de la guillotine, du bûcher ou de l'échaffaud que des meetings victorieux et des lendemains qui chantent. Et pourtant ! Sans eux, toute humanité, toute espérance auraient depuis longtemps disparu de notre planètre. "
Je vous donnerai d'autres extraits de ce livre, sur d'autres sujets tout aussi important.
A+.