Trouvé dans une poubelle.
P 7
Richard Wright, premier grand romancier noir, est né en 1908 à Natchez dans le Mississipi, une région où la ségrégation raciale sévit à cette époque avec violence.
Il raconte dans Black Boy sa découverte de la vie dans un climat de terreur ; les événements tragiques dont sa famille et ses amis sont les victimes lui inspirent un étonnement qui devient vite une prise de conscience du racisme contre les Noirs. L’accès à la richesse et à une vie seulement décente est interdit aux Noirs, qui sont condamnés à la résignation ou à une soumission sournoise pour survivre. Richard, enfant, se refuse à comprendre et à admettre. A quatorze ans, il écrit une longue nouvelle toute secouée d’indignation, aussitôt publié par un journal local. Nouvelle stupeur : sa famille d’un puritanisme stérilisant et ses amis s’écartent de lui ; il a osé exprimer ce qui ne doit jamais être révélé au grand jour : la révolte des Noirs. Richard souffre d’une solitude qui n’a d’égale que sa faim. Il part dans le Nord chercher du travail et s’installe à Chicago dans un quartier sordide.
Son premier roman, Native Son, paru en 1940, lui confère une renommée immédiate. Black Boy (1945) confirme son talent et sa réputation. Pour la première fois un grand romancier parle de ses frères noirs et attire sur eux l’attention des intellectuels et du public.
La nostalgie, le réalisme savoureux, une angoisse communicative le font comparer à Dostoïevsky. Malgré son succès, Richard Wright quitte son pays et s’installe à Paris, sur la Rive gauche. Il est accueilli par Sartre et le groupe des Temps Modernes. Son troisième grand roman, The Outsider, paraît en 1953. De nouvelles tendances se font jour, influencées par les idées en cours. Wright est déchiré entre son pays natal qui l’a marqué de façon indélébile et l’Europe dont la découverte le fascine.
Il publie de nouveaux ouvrages, des reportages de voyages en Afrique, en Indonésie et en Espagne. Après sa mort, survenue en 1960, on publie un roman de jeunesse situé à Chicago et un recueil de nouvelles.
Richard Wright a ouvert la voie aux écrivains de couleur. Ses successeurs se nomment James Baldwin, Le Roi Jones, Chester Himes.
P 220
[…]
C’était le numéro de la semaine écoulée ; la caricature représentait un énorme Nègre, au visage gras et luisant de sueur, aux lèvres épaisses, au nez épaté, aux dents en or, assis sur un fauteuil tournant devant un immense bureau magnifiquement astiqué. Confortablement installé dans son fauteuil, il avait posé sur le bureau ses pieds chaussés de souliers d’un jaune éclatant. Ses lèvres épaisses hébergeaient un gros cigare noir terminé par un bon pouce de cendres blanches.
Sur la cravate à pois rouges, une extravagante épingle en fer à cheval étincelait de tous ses feux. L’homme portait des bretelles rouges, sa chemise était de soie rayée, et d’énormes bagues de diamants ornaient ses gros doigts noirs. Une chaîne d’or ceignait son ventre et de son gousset pendait une patte de lapin porte-bonheur. Par terre, à côté du bureau, se trouvait un crachoir débordant de mucosités. Accrochée au mur, une pancarte clamait :
LA MAISON BLANCHE
Sous la pancarte se trouvait le portrait d’Abraham Lincoln, les traits déformés pour le faire ressembler à un gangster. Mes yeux se portèrent sur le haut du dessin et je lus :
LE SEUL REVE DU NEGRE EST DE DEVENIR PRESIDENT DES ETATS-UNIS
ET DE COUCHER AVEC DES BLANCHES ! AMERICAINS, PERMETTREZ-VOUS
CE SACRILEGE DANS NOTRE BEAU PAYS ?
ORGANISONS-NOUS ET SAUVONS LA FEMME BLANCHE DE LA
DEGRADATION !
J’écarquillais des yeux effarés, m’efforçant de saisir l’idée et la légende de l’illustration, me demandant pourquoi tout cela me semblait si étrange et pourtant si familier.
« Tu sais ce que ça veut dire ? me demanda l’homme.
, -Mince alors … non j’sais pas, avouai-je.
-Tu as déjà entendu parler du Ku-Klux-Klan ? me demanda -t’il en baissant la voix.
-Je comprends. Pourquoi ?
-Tu sais ce que les types du Klan font aux gens de couleur ?
-Ils nous tuent. Ils nous empêchent de voter et d’obtenir de bonnes places, répondis-je.
-Eh bien, le journal que tu vends prêche les doctrines du Ku-Klux-Klan.
-Oh non, m’exclamais-je.
-Tu l’as entre les mains, mon petit, fit-il.
-Je lis le supplément mais jamais le journal, dis-je vaguement, fortement ébranlé par ce que je venais d’apprendre.
-Ecoute, mon petit gars, fit-il. Tu es jeune garçon noir et tu tâches de te faire quelques sous. Parfait. Je ne veux pas t’empêcher de vendre ces journaux, si tu tiens à les vendre. Mais ça fait 2 mois que je les lis et je sais ce qu’ils veulent. En les vendant, tu pousses tout simplement les Blancs à te tuer.
-Mais ces journaux viennent de Chicago », protestai-je innocemment, complètement perdu maintenant que ma confiance en la stabilité du monde s’était évanouie, et pénétré soudain du sentiment que cette propagande raciale ne provenait sûrement pas de Chicago, la ville où les Nègres se réfugiaient par milliers.
« Peu importe d’où vient ce journal, fit-il. Ecoute seulement ça. »
Il me lut un long article qui préconisait passionnément le lynchage en tant que solution du problème noir. Mais même en l’entendant lire je ne parvenais pas à le croire.
« Faites voir », dis-je.
Je lui pris le journal des mains et je m’assis au bas des marches ; à la lumière pâlissante du crépuscule, je le feuilletai et je lus des articles si violemment antinègres que j’en eus la chair de poule.
Ca te plaît ? fit-il.
-Non, m’sieur, répondis-je dans un souffle.
-Tu comprends ce que tu fais ?
-Je ne savais pas, balbutiai-je.
-Tu vas recommencer à vendre ces journaux ?
-Non, m’sieur. Plus jamais.
-J’avais entendu dire que tu étais un garçon intelligent, à l’école ; en lisant ces journaux que tu vendais, je ne savais plus quoi penser. Alors je me suis dit : « Sûrement ce garçon ne sait pas ce qu’il vend là. » Je dois dire qu’il y a un tas de gens qui voulaient t’en parler, mais ils n’osaient pas. Ils croyaient que tu étais peut-être de mèche avec ces Blancs du Klan et que s’ils te disaient d’arrêter de vendre ces journaux, tu les dénoncerais. Mais moi j’ai dit : « cette blague ! Il ne sait ce qu’il fait, ce garçon. » »
Je lui tendis sa pièce de dix cents, mais il ne voulut pas la prendre.
« Garde les dix cents, mon petit. Mais bon sang, trouve autre chose à vendre. »
Je n’essayai plus de vendre de journaux, ce soir-là ; je rentrai chez moi, les journaux sous mon bras, m’attendant à chaque instant à voir un Nègre surgir derrière un buisson ou une clôture pour m’attirer dans un guet-apens. Comment diable avais-je pu commettre une telle erreur ? […]
P 437
[…]
Le Sud blanc prétendait qu’il connaissait les « moricaud », et j’étais ce que le Sud blanc appelait un « moricaud ». Mais le Sud blanc ne m’avait jamais connu, n’avait jamais su ce que je pensais, ce que je sentais. Le Sud blanc prétendait que j’avais une « place » dans la vie. Mais là-bas je ne m’étais jamais senti à la « place » que le Sud blanc m’avait assignée. Jamais je n’avais pu me considérer comme un être inférieur. Et aucune des paroles que j’avais entendues tomber des lèvres des Blancs n’avait pu me faire douter réellement de ma propre valeur humaine. Il est vrai que j’avais menti. J’avais lutté pour contenir une colère envahissante. Je m’étais battu. Et c’était peut-être par pur hasard que je n’avais jamais tué… Mais de quelle façon le Sud m’avait-il permis d’être naturel, d’être réel, d’être moi-même sinon dans la négation, la rébellion et l’agression ?
Non seulement les Blancs du Sud ne m’avaient pas connu mais, fait plus important encore, la façon dont j’avais vécu dans le Sud ne m’avait pas permis de me connaître moi-même. Etouffée, comprimée par les conditions d’existence dans le Sud, ma vie n’avait pas été ce qu’elle aurait dû être. Je m’étais conformé à ce que mon entourage, ma famille – conformément aux lois édictées par les Blancs qui les dominaient – avait exigé de moi, j’avais été le personnage que les Blancs m’avaient assigné. Je n’avais jamais pu être réellement moi-même, et j’appris peu à peu que le Sud ne pouvait reconnaître qu’une partie de l’homme, ne pouvait admettre qu’un fragment de sa personnalité, et qu’il rejetait le reste – le plus profond et le meilleur du cœur et de l’esprit – par ignorance aveugle et par haine.
Je quittais le Sud pour me lancer dans l’inconnu, à la rencontre de situations nouvelles qui m’arracheraient peut-être d’autres réactions. Et si je pouvais trouver une vie différente, alors peut-être pourrais-je, lentement et graduellement, apprendre qui j’étais, et ce que je pourrais devenir. Je quittais le Sud non pour oublier le Sud, mais afin de pouvoir un jour le comprendre, savoir ce que ses rigueurs m’avaient fait, à moi et à tous ses enfants. Je fuyais pour que fonde cette insensibilité consécutive à des années de vie défensive et pour pouvoir sentir (beaucoup plus tard et loin de là) les cicatrices douloureuses laissées par ma vie dans le Sud.
[…]